LOYAUTÉ
« La fidélité est la constante observation des devoirs imposés par nos engagements »
Voltaire
Parmi les sept préceptes que le bouddhisme a apporté au bushido durant le moyen-âge japonais, celui qui a probablement le plus de difficulté à être accepté ou adapté à notre époque moderne est Chuugi, qui se traduit par Loyauté, Dévotion ou encore Fidélité. Dans le système féodal des seigneurs et des samouraïs, où la condition de chacun était dictée par sa naissance dans telle ou telle famille sur tel ou tel domaine, la loyauté était une valeur d’une très grande importance car elle apportait un but à chacun et établissait la base d’une ligne de conduite. Mais aujourd’hui, dans une société libérale et individualiste qui encourage chacun à devenir ce qu’il souhaite en dépit des difficultés, ce concept est devenu en grande partie inapplicable.
Je dis en grande partie car Chuugi ne concernait pas uniquement la loyauté d’un individu envers son seigneur ou envers ceux qui lui seraient supérieurs, mais également la loyauté envers ses proches, ses amis, et tout autre groupe social auquel il pourrait appartenir. Nous retombons là sur le raisonnement que j’avais tenu dans mon article sur l’Honneur à propos des communautés que nous représentons, consciemment ou inconsciemment, mais je ne reviendrai pas là-dessus tout de suite. Car il est nécessaire de bien préciser dés maintenant qu’au-delà de la simple obéissance, et cela déjà dans la définition du Chuugi moyenâgeux, le concept de loyauté contenait également la nécessité de connaître les devoirs qui se rapporte à notre condition. Un individu parfaitement loyal n’a pas besoin qu’on lui donne d’ordre car il remplit déjà toutes ses obligations de sa propre initiative, et en toute circonstance il sait ce qu’il doit faire sans qu’on le lui dise. Cette vision fut très bien comprise par Voltaire si l’on en croit la citation que j’ai placée en début de cet article, ce qui indique l’existence d’un concept occidental équivalent, mais là encore nous sommes dans une époque et une société bien différente de ce que nous vivons aujourd’hui.
Pourtant, la loyauté est une vertu témoignant d’une très grande noblesse d’âme, et à ce titre je rejoins la pensée de Confucius dont les entretiens rapportent les paroles suivantes : « Un homme dépourvu de sincérité et de fidélité est un être incompréhensible à mes yeux ». En effet, il y a des gens parmi mon entourage ou parmi les personnes célèbres de notre temps que je ne comprends pas et que je ne comprendrais jamais, car même si je sais très bien qu’ils agissent comment ils le font uniquement par besoin personnel égoïste, je n’arrive pas à concevoir leur manière de penser. Plus nous nous élevons dans un groupe et plus nous avons de responsabilités et de devoirs à remplir pour honorer notre loyauté envers ce groupe, mais il semble aujourd’hui que la majorité des gens soit allergique à de telles notions. Il y a alors contradiction entre la culture du progrès social, qui incite tout individu à vouloir gravir les échelons, et l’aversion apparemment naturelle qu’expriment les individus par rapport à leurs obligations du moment. Personnellement, je ne pense pas que le principe de Peter (qui explique que la promotion hiérarchique méritante finit inévitablement par amener chaque personne à son « seuil d’incompétence ») ou même le principe de Dilbert (selon lequel les personnes incompétentes sont promues pour « faire moins de dégâts » en se limitant au rôle de management) suffisent à expliquer ce phénomène. De mon point de vue, le message général que donneraient de plus en plus d’adultes aujourd’hui serait quelque chose du genre « Grimpe le plus haut que tu peux, quitte à écraser quelques camarades au passage, mais surtout ne perds pas ton temps à faire le boulot qui t’es demandé parce que c’est chiant/ dangereux/ ennuyant/ stupide/ [insérez ici votre excuse préférée] ». Et si l’on prend en compte la Loi de l’Emmerdement Maximum (ai-je besoin d’expliquer celle-là ?), on arrive inévitablement à ce qu’une partie non négligeable des nouvelles générations suive volontairement cet exemple décadent.
Mais au-delà du manquement aux devoirs de ses engagements, il y a peu de choses qui me révoltent autant que la trahison. A bien y réfléchir en relisant ce que j’ai écrit plus loin, je ne pense pas qu’il y ait quelque chose que je déteste plus que ça. Que ce soit pour gagner des biens matériels ou s’assurer un confort mental ou encore pour être épargné par une brute, la trahison est pour moi le pire des crimes. Un traître n’a aucun honneur, aucune fierté, aucun respect pour la moindre émotion ou idéologie. Celui qui use de tels procédés a immédiatement l’impression d’être puissant, fort, supérieur, car l’impact de ses actions est souvent très important et lui permet le plus souvent d’atteindre son objectif à coup sûr. Il y a d’ailleurs une phrase dans l’un des livres basés sur l’univers du jeu Warhammer 40.000 qui dit à ce sujet que « Quand la main du traître frappe, elle frappe avec la force d’une légion ». Mais la vérité est que c’est un faible, un lâche, un égoïste, un moins-que-rien, un déchet de l’humanité. Même son égo est obligé de s’effacer devant ceux qu’il sert éventuellement sur le moment pour plaire à leurs exigences, ce qui fait de lui un simple instrument dénué de personnalité et qui prostitue son âme au plus offrant ou au plus fort. Il y a un proverbe grec qui dit très justement que « les traîtres sont odieux, même à ceux qui profitent de la trahison ». Seulement aujourd’hui c’est encore plus simple et même moins dangereux d’être un traître vu que l’on peut trahir uniquement pour servir ses propres ambitions. Si je croyais à l’enfer, son organisation reprendrais probablement en grande partie celle décrite par Dante dans la Divine Comédie avec plusieurs cercles concentriques séparant les individus qui y sont enfermés selon la gravité de leur pêché, la trahison occupant le dernier cercle. Pour en terminer sur les traîtres, je citerais à nouveau une parole issue de l’univers ténébreux de Warhammer 40.000 dont la sentence est plus que parlante : « Celui qui oublie son devoir y perd son âme et devient moins qu’un animal. Il n’a plus sa place au sein de l’Humanité, ni dans le cœur de l’Empereur. Qu’il meure et soit oublié à jamais. »
La loyauté, vous l’aurez donc compris, est quelque chose de vital dans la définition de ma Voie, car c’est elle qui en maintient les différentes qualités malgré le passage du temps. Le Chuugi du bushido japonais n’est clairement plus applicable de nos jours dans sa définition initiale, car peu de personnes seraient capables d’un tel dévouement envers une autre personne, même devant un être immensément supérieur en esprit, force, ou autorité. Le recul de la religion dans les sociétés occidentales en est d’ailleurs la première preuve. Nous sommes à l’époque des faux-semblants et de l’hypocrisie, dont je parlerais plus en détail dans l’article sur la Sincérité. Alors à qui, ou plutôt à quoi, peut-on encore être loyal ? Et bien je pense que la véritable loyauté moderne doit se tourner vers les idées, les convictions et les espoirs ou rêves. Dans une société individualiste, l’individu doit être fidèle avant tout envers lui-même, envers ce qui le définit intérieurement au niveau spirituel. Changer de personnalité sans arrêt selon l’humeur ou la mode participe à créer le Chaos dont j’ai fait la critique dans mon article sur la Droiture. A bien y réfléchir, la Loyauté est en quelque sorte l’équivalent spirituel de la Droiture, ou plutôt le complément, car elle nous amène à avoir des habitudes de pensée et d’émotion de la même façon que la Droiture guide notre comportement gestuel. La seule raison valable selon moi de brusquement changer son caractère serait de réaliser qu’on était dans l’erreur, cela grâce à notre notion de Justice. C’est ce genre de révélation qui m’est moi-même arrivé voici seulement quelques mois et beaucoup de personnes de mon entourage ont vite remarqué ma transformation, mais cette dernière n’a pas été difficile à justifier et j’espère que vous comprendrez pourquoi.
Jusqu’ici, j’ai volontairement parlé de la loyauté sans faire intervenir l’Amour dans l’équation, cela afin de suffisamment en détailler le concept avant de faire l’éloge de sa Force. Car s’il y a bien une raison d’être fidèle envers quelque chose, c’est bien par amour, mais si j’avais commencé par là alors tout le reste de mon raisonnement aurait été éclipsé par ce sentiment. On peut difficilement être loyal envers une idée ou une personne que l’on n’apprécie pas, étant donné que cela revient d’une certaine manière à se trahir soi-même. La véritable loyauté, selon moi, est totalement indissociable de l’amour, toutes proportions gardées bien entendu. Sans avoir à parler de l’amour romantique et total entre deux être, l’amour familial ou lié à une amitié crée forcément une certaine fidélité de force équivalente. L’écrivain et poète marocain Tahar Ben Jelloun a d’ailleurs écrit une très joli phrase à ce sujet : « Penser à l’autre, savoir être présent quand il le faut, avoir les mots et les gestes qu’il faut, faire preuve de constance dans la fidélité, c’est cela l’amitié, et c’est rare ». Nous revoyons apparaître ici l’importance de connaître les obligations et les devoirs imposés par nos engagements vue au début de cet article. J’ai suffisamment traité de la trahison pour démontrer que ce genre d’action est probablement l’un de ceux qui entachent le plus la crédibilité d’une communauté. Bizarrement, ceux qui devraient le plus en pâtir sont les partis politiques, pourtant à chaque fois ils nous font le coup du renouveau et tout le monde marche en effaçant l’ardoise comme si rien ne s’était passé. Un simple fait à méditer.
Quoi qu’il en soit, dans notre société on nous encourage à n’être loyaux qu’envers ceux en qui nous avons confiance. Pourtant dans cette époque d’angoisse, de terreur et de division, faire confiance devient de plus en plus difficile, même envers les personnes que l’on connaît intimement. Cette contradiction évidente imposée par notre environnement social explique en partie pourquoi la loyauté est une vertu rarissime de nos jours et pourquoi il est aussi difficile de la réinstaurer dans les esprits. Cela est difficile car, tout comme l’amour permet de briser le cercle de la haine, la loyauté permet de briser le cercle de la méfiance, mais cela demande toujours de faire le premier pas. Nous ne pouvons pas exiger des autres qu’ils suivent cette vertu si nous ne la suivons pas d’abord nous-même. Là encore nous retombons sur la notion d’exemplarité du comportement, ce qui en renforce l’importance au sein de ma Voie et consolide d’autant plus la structure de cette dernière.
Prochain article : LA CONFIANCE